« Pour constater l’inégalité hommes-femmes, il suffit de lever les yeux : les grandes places, les grandes rues, les ponts… sont bien plus souvent nommés d’après un homme. Les femmes sont…
« Pour constater l’inégalité hommes-femmes, il suffit de lever les yeux : les grandes places, les grandes rues, les ponts… sont bien plus souvent nommés d’après un homme. Les femmes sont réduites aux petites rues ou impasses ».
Au travers d’un entretien et de ses articles, Yves Raibaud, maître de conférences à l’université Bordeaux Montaigne, spécialiste de la géographie du genre et chargé de mission égalité femmes-hommes, nous explique, études à l’appui, à quel point le chemin reste long avant d’atteindre de réelles villes women friendly.
- Une ville pour les garçons
- La ville durable… pour les hommes et par les hommes
- L’éternel problème sécuritaire
- Que faire ?
Une ville pour les garçons
Tout d’abord, point particulièrement important, la ville semble être construite pour les hommes.
En effet, les études le montrent, les garçons seraient les usagers majoritaires de la ville. Du point de vue de l’offre de loisirs, on peut aisément observer une grande « inégalité dans l’attribution des moyens par les collectivités territoriales et par l’État ». Ainsi, ces études montreraient que, volontairement ou non, les offres de loisirs « sportifs, culturels ou généralistes proposés par les municipalités ou les associations mandataires » voulues neutres se révéleraient assez vite destinées à un public masculin (skateparks ou citystades sont de facto bien plus largement fréquentés par des garçons).
Présentées comme voulant canaliser une présupposée violence des garçons, ces politiques inégalitaires éloignent de fait les filles (« La première de nos études montre que les filles décrochent à partir de la classe de 6e des activités de loisir sportif, culturel […] ») qui seraient « moins bien insérées dans la ville et dans leur environnement social et professionnel ». Précision gênante, cette « très grande injustice est traitée comme « allant de soi », de « l’ordre de l’évidence » ».
Yves Raibaud y voit également un danger : « cette hypersocialisation des garçons par le sport et les cultures urbaines valorise le modèle d’une masculinité hégémonique. « Et avec elle, les conduites viriles et leurs avatars, le sexisme et l’homophobie, lesquels sont en général moins prégnants dans des groupes mixtes » »
En guise d’exemple, observons la situation à Bordeaux : le réaménagement des quais, aussi positif soit-il, s’est accompagné de l’installation par les pouvoirs publics de nombreux équipements de loisirs d’accès libre (skate-park, citystades, terrains de basket…), l’idée étant sans nul doute, ici aussi, d’occuper les jeunes et donc de canaliser en priorité l’énergie des jeunes garçons. Il suffit de s’y promener : vous y verriez une écrasante majorité de garçons.
« Par simple observation, je trouvais frappante la prédominance masculine dans ce type d’équipements »
Yves Raibaud souligne donc que « situées en façade des quais, ces installations ludiques et sportives semblent rappeler que les garçons sont les usagers majoritaires de la ville », soulevant ainsi une embarrassante question d’« une politique ostentatoire que d’encourager, d’un côté, la présence masculine dans la rue, pendant que, de l’autre côté, on déconseille aux jeunes femmes de faire du jogging dans des endroits isolés ou de sortir le soir dans certains quartiers ».
De la même manière, Yves Raibaud rappelle un point significatif auquel on ne penserait pas vraiment au premier abord : les grapheurs sont très majoritairement des hommes. L’art du graffiti étant une manière de s’approprier le paysage urbain, de laisser une trace de son passage, on observerait que très rarement des femmes s’appropriant l’espace urbain à travers l’art.
La ville durable… pour les hommes et par les hommes
Penser ville durable, développement durable, nouveaux modes de déplacements soucieux de l’environnement, c’est bien. Cependant, Yves Raibaux soulève un point : les femmes semblent avoir été oubliées des réflexions entourant ces villes durables.
Pire, bon nombre des réflexions entourant la ville durable n’aboutiraient qu’à accentuer les inégalités femmes-hommes au sein de l’espace urbain. Ainsi, « des solutions qui semblent faire consensus (développement des deux-roues, de la marche, des transports en commun, du covoiturage, etc.) sont aussi celles qui creusent les inégalités entre les femmes et les hommes ».
Dans leur quête de construire la ville durable, d’éloigner les voitures polluantes du centre-ville, une donnée semble avoir été négligée : qu’on le veuille ou non, ce sont généralement les femmes qui amènent les enfants à l’école ou qui s’occupent des personnes âgées. Or, il devient difficile d’amener ses enfants sans voiture lorsqu’ils sont dans des écoles différentes. Ceci n’est qu’un exemple pratique illustrant que les réflexions autour des nouveaux modes de déplacement durables ne semblent pas prendre en compte les problématiques du quotidien des femmes urbaines…
Ainsi, des enquêtes montrent que les femmes ont des déplacements professionnels moins importants que les hommes mais qu’elles sont trois fois plus nombreuses que ceux-ci à utiliser leur voiture dans les déplacements d’accompagnement (enfants, personnes âgées) et pour ceux liés aux tâches domestiques (courses) ou aux soins de leur famille et de leur entourage.
De même, on semble négliger le sentiment de sécurité que la voiture procure dans les déplacements de la femme qu’elle soit mûre, mère ou jeune, surtout la nuit… Ainsi, le vélo resterait majoritairement un moyen de déplacement pour les hommes (60 %), « en particulier quand il pleut ou la nuit (jusqu’à 80%) », « les études Adess/CNRS réalisées entre 2010 et 2014 sur la métropole bordelaise montrent ainsi que les femmes sont toujours moins nombreuses à vélo (en particulier la nuit ou lorsqu’il pleut) et qu’elles l’abandonnent à la naissance d’un deuxième enfant ».
Yves Raibaud dresse donc un constat peu reluisant des réflexions actuelles autour des villes durables : « en France et dans le monde, de nombreux travaux, dont ceux de notre équipe, ont déjà montré les inégalités d’accès aux villes pour les femmes, quels que soient leur âge, leur situation familiale, leur classe sociale et leur origine. La ville durable de demain ne fera que les accentuer »…
Comme cause d’un développement urbain durable “mal pensé”, Yves Raibaud avance une explication lapidaire : les décideurs sont bien souvent des hommes mais il en est également de même s’agissant de ceux qui pensent la ville de demain, « architectes, urbanistes, directeurs des services d’équipement et concepteurs des programmes urbains sont presque exclusivement des hommes ».
L’éternel problème sécuritaire
Année après année, les femmes sont généralement plus nombreuses que les hommes à déclarer éprouver un sentiment de peur lorsqu’elles sortent de chez elles.
Ce sentiment de peur ayant une incidence notoire sur la mobilité et l’autonomie des femmes, quels que soient leur âge et leur catégorie sociale, il est indispensable de s’y attarder.
Sans nécessairement aller jusqu’à de la peur, le sentiment d’être « exposées » dans l’espace urbain poussent de nombreuses femmes (surtout le soir et seules) à élaborer de véritables stratégies de déplacement : toujours entre amies, éviter certains endroits, se tenir en permanence sur ses gardes, on parle de véritables « murs invisibles ».
Cette vigilance constante, doublée d’une crainte d’être abordée (souvent pris comme une “intrusion” dans son intimité) et de la peur de voir cette interaction déraper, occasionne un état intérieur pesant, voire épuisant.
Bien que ces actes soient souvent considérés comme anodins (par les décideurs), ils ont des conséquences importantes sur l’appropriation des espaces publics par les femmes, faisant de la rue un endroit potentiellement hostile aux femmes.
Marche, covoiturage et transports en commun révéleraient la même prédominance masculine. La raison ne change pas : la peur du possible harcèlement pour les filles/femmes surtout seules et le soir.
« Les piétonnes regrettent qu’on éteigne de bonne heure les éclairages de rue pour faire des économies tandis qu’on éclaire et arrose abondamment des stades, considérés comme nécessaires à l’attractivité des métropoles et fréquentés uniquement par des hommes »
Que faire ?
Arguments récurrents pour éviter de s’interroger sur les discriminations provoquées par ces nouvelles pratiques (au nom de l’intérêt supérieur d’une certaine forme de développement durable ?) : “les équipements sportifs sont faits pour tous, il ne tient qu’aux femmes de s’en emparer”, “c’est aux femmes à s’adapter à la ville”. Cependant, les femmes ayant « moins d’emprise sur le ville que les hommes, ce phénomène n’est jamais pris en compte et les innovations apportées à la ville ne compensent pas, loin de là, ces inégalités » constate Yves Raibaud.
Bien évidemment, l’impact d’une maire sur sa ville va être bien plus grand en faveur de la place des femmes, celles-ci ou leurs filles/nièces/mères… ont bien souvent subis les comportements « critiquables » des hommes. Mais Yves Raibaud insiste bien sur le fait que ce n’est pas une problématique qui n’intéresseraient que les femmes : de nombreux élus hommes sont aussi grandement conscients du problème et travaillent à essayer de le résoudre.
Il n’y a pas de miracles : il faut prendre le problème en main très tôt, dès l’enfance, axer son travail sur une nouvelle éducation des enfants. De nombreux chercheurs et associations réfléchissent à « une pédagogie de l’espace » dont l’un des axes de travail est de repenser les cours de récré pour mélanger davantage filles et garçons.
Yves Raibaud note des évolutions encourageantes : de plus en plus de villes (bien souvent sur l’impulsion de femmes) réfléchissent activement sur ces problématiques : Paris, Nantes, Rennes… Les initiatives pullulent pour apaiser et assainir le climat urbain et en finir avec les comportements de « dragueurs, d’hommes qui pensent pouvoir regarder lourdement les femmes, les suivre… ».
Démarche innovante venant du Canada, les “marches exploratoires de femmes”, organisées dans quelques villes de France, sensibilisent à la problématique de la sécurité des femmes en ville. Enquêtes de terrain conduites, en lien avec les instances locales concernées, par des groupes de femmes résidant dans le quartier, elles permettent de faire connaître une autre vision de la ville, qui « surprend toujours en ce qu’elle est radicalement différente de celle qui est généralement préconisée ».
Obligatoire : un réel diagnostic via le prisme du genre doit être effectué pour connaître le ressenti des femmes de sa ville, les zones qu’elles évitent, pourquoi elles les évitent, ce qui pourrait être amélioré… De la même manière, réajuster ses budgets pour rééquilibrer les dépenses en faveur des filles, obligatoire en Belgique mais pas encore en France, le « gender budgeting », ne saurait être évité.
Autre évolution qui pourrait indirectement apporter des retombées positives : la volonté de diverses grandes villes françaises de s’imposer comme de métropoles de dimension européenne. La notion d’ambiance urbaine va s’imposer comme un critère d’attractivité prépondérant.
Observons ainsi l’exemple de Bordeaux : dans une collectivité visant le million d’habitants en 2030 pour devenir une métropole d’échelle européenne, une agréable et apaisée ambiance urbaine pour tous ses résidents sans distinction d’âges et de sexes s’impose comme un grand argument d’attractivité de la ville. C’est donc un des points de travail phare depuis 2014 et la grande ambition d’Alain Juppé pour sa ville. De fait, une bonne ambiance urbaine passe par un apaisement des relations entre hommes et femmes dans la ville, une problématique officiellement prise à bras le corps dont seul l’avenir dira si elle sera suivie d’effets…